Chapitre X
Depuis une demi-heure environ, le Poisson aux Nageoires Dorées devait avoir appareillé. Pour le peu du moins que Morane pouvait en juger par le vrombissement puissant d’un moteur qui faisait vibrer le vaisseau. Cette jonque possédait un fameux moulin, un peu trop puissant même pour un usage courant. Sans doute devait-il servir à distancer les unités de la police en cas de besoin…
Au-dehors, le jour devait s’être levé. Morane se demandait avec un peu d’appréhension quelle serait la durée du voyage jusqu’à cet archipel dont avait parlé Joao Tseu. Il ne possédait ni eau, ni vivres. Si le voyage se prolongeait, il se trouverait dans une situation pénible. Il pouvait encore se passer de nourriture pendant quelque temps, mais de boisson c’était autre chose.
Dans les ténèbres de la cale, Bob haussa les épaules. Déjà, au cours de sa vie aventureuse, il avait passé plusieurs jours sans manger, et aussi sans boire. Quand il le fallait, il pouvait se révéler aussi sobre qu’un dromadaire et un fakir réunis. Le mieux qu’il avait à faire pour l’instant, c’était prendre son mal en patience. Et attendre.
Dans cette inaction forcée, l’esprit de Bob travaillait, récapitulant les progrès effectués jusqu’ici au cours de l’enquête.
Grâce aux quelques renseignements fournis par l’inspecteur Crance, et aussi à la chance qui l’avait servi, Morane avait pu déjà obtenir des résultats appréciables. Pour commencer, il était assuré maintenant que le Tigre Enchanté et le magasin d’antiquités du Trésor des Sages dépendaient bien de Monsieur Wan, tout comme Joao Tseu et Jonathan Ma-Boon-Ma. La jonque à bord de laquelle il se trouvait appartenait également à l’Empereur de Macao.
Une question cependant demeurait insoluble. Qui était Monsieur Wan lui-même ? Jusqu’alors, Bob n’avait pu s’en faire encore une idée précise. S’il devait s’en rapporter aux paroles échangées entre Tseu et Ma-Boon-Ma, ses propres hommes eux-mêmes ne connaissaient pas l’Empereur de Macao. Celui-ci leur communiquait ses ordres de façon détournée, probablement par des émissaires connus de lui seul et qui disparaissaient aussitôt après avoir transmis leurs messages. Mais il se pouvait également que Joao Tseu et Jonathan Ma-Boon-Ma fussent l’un ou l’autre Monsieur Wan. Pour le premier, Bob ne le pensait pas. À son avis. Tseu ne possédait pas l’envergure d’un chef puissant comme l’Empereur. Pourtant, il en était autrement de Jonathan Ma-Boon-Ma. L’Eurasien, avec son physique étrange, ses yeux et ses cheveux d’albinos contrastant avec sa face basanée d’Eurasien, possédait un aspect assez effrayant pour que toutes les suppositions soient permises. Ses yeux rouges lui donnaient une expression féroce, et Bob se sentait prêt à voir en lui l’Empereur de Macao en personne.
Toujours accroupi derrière ses ballots, le revolver à portée de la main, Morane sourit en songeant :
« Et dire que j’ai demandé à l’inspecteur Crance de s’assurer de la personne de notre ami Jonathan. Peut-être, s’il y réussit, aura-t-il en son pouvoir Monsieur Wan lui-même. »
Il haussa les épaules. Sans doute avait-il tort de se laisser impressionner par le physique de l’antiquaire. Après tout, comme c’était probable, Monsieur Wan pouvait ressembler à n’importe quel homme de la rue.
Il n’était pas indispensable qu’il eut des yeux rouges et des cheveux couleur de neige pour se révéler un monstre de cruauté et de scélératesse.
Pendant plusieurs heures, Bob Morane demeura ainsi dans l’obscurité, à tourner et à retourner ses pensées et à échafauder des suppositions plus fantasques les unes que les autres au sujet de l’Empereur de Macao.
À présent, la jonque devait, depuis pas mal de temps, avoir quitté la baie et voguer en pleine mer.
Là-haut, à l’entrée de l’écoutille ouverte, il y eut des rumeurs de voix. Un flot de lumière, pénétrant par l’ouverture, fouilla les profondeurs de la soute. Morane se fit tout petit derrière ses ballots.
« Pourvu, songea-t-il, que ces visiteurs n’aient pas justement besoin de venir dans ce coin de la cale ! Dans ce cas, je serais pris comme un lapin au collet. »
C’est alors qu’une voix se fit entendre. Une voix que Bob connaissait bien : celle de Joao Tseu.
— Sortez de là ! criait la voix. Qui que vous soyez, sortez de là ! Nous savons que vous vous trouvez à bord…
* * *
Au son de cette voix qui résonnait comme la trompette de l’Ange, Bob Morane s’était tassé davantage encore au creux de la cachette.
Les événements se précipitaient plus vite qu’il ne le pensait, et pas tout à fait dans le sens désiré. Du haut de l’escalier, la voix de Tseu répéta :
— Qui que vous soyez, rendez-vous… Il est inutile de tenter de nous résister… Nous sommes en nombre et vous êtes seul. Tôt ou tard, il vous faudra vous avouer vaincu. Alors autant vous rendre tout de suite.
Morane ne répondit pas afin de ne pas révéler à ceux qui l’appelaient l’endroit précis où il se trouvait. Il devait éviter de faire le moindre bruit capable de le faire repérer. S’étant contenté de saisir son automatique, il demeurait tous les sens aux aguets, prêt à défendre courageusement sa vie si cela s’avérait nécessaire.
Une nouvelle fois, le directeur du Tigre Enchanté parla.
— Vous ne voulez toujours pas vous rendre ? Tant pis, vous l’aurez cherché.
La lumière, au sommet de l’escalier, s’éteignit soudain, plongeant à nouveau la cale dans une obscurité totale. C’était tout juste si, entre deux ballots, Morane pouvait discerner une vague lueur provenant sans doute de la lointaine lumière du jour.
Et, soudain, des formes passèrent dans cette lueur et une série de chocs sourds ébranla le plancher de la soute. Bob comprit alors que plusieurs hommes, évitant de se servir de l’escalier afin de ne pas servir de cible à celui qu’ils recherchaient, venaient de se laisser tomber par l’ouverture de la trappe jusqu’au fond de la cale.
L’affaire semblait se corser car, Morane ne l’ignorait pas, ses adversaires finiraient par le découvrir dans son coin. Sans doute, pour le moment, s’étaient-ils glissés déjà parmi les caisses et les futailles, procédant par élimination. Petit à petit leur cercle se refermerait sur l’endroit de la cale où Bob se tenait tapi. Alors ils se précipiteraient sur lui pour tenter de le maîtriser.
Le cœur battant, Bob prêtait l’oreille, attentif au moindre frôlement, au moindre glissement. En vain cependant. Ces hommes qui étaient descendus dans la soute devaient agir aussi silencieusement que des chats. Morane connaissait par expérience le don que possèdent les Asiatiques en général de se mouvoir sans bruit, comme des êtres immatériels.
Prêt à défendre chèrement sa vie, Bob avait tiré de sa poche son couteau à cran d’arrêt et l’avait ouvert, en serrant le manche dans sa main gauche tandis que la droite tenait le Lüger. De longues secondes, des minutes peut-être, s’écoulèrent dans une attente angoissante qui mettait une sueur froide au front de l’assiégé. Puis la voix de Joao Tseu retentit encore.
— Je vous conseille à nouveau de vous rendre. De toute façon, je vous l’ai dit déjà, vous ne nous échapperez pas.
« Voilà le dernier son du cor avant l’hallali », pensa Bob avec désespoir. Et tout à coup, très près, quelque chose bougea. Morane tressaillit, prêt à faire feu. Il n’en eut cependant pas le loisir. Une masse lourde dégringola sur lui, puis d’autres, et il se trouva bloqué, impuissant, sous les ballots que ses adversaires, qui l’entouraient maintenant, avaient poussés sur lui. Coincé, il se débattait sans parvenir cependant à se dépêtrer. Les ballots pesaient de tout leur poids sur ses épaules, sa tête, ses bras et l’immobilisaient presque totalement. Il se sentit alors brusquement tiré par les pieds. Les ballots s’écartèrent un peu, puis des mains s’abattirent sur lui dans les ténèbres, lui arrachant couteau et revolver. Rapidement, il fut réduit à l’impuissance. Il sentit des cordes qui s’enroulaient autour de ses membres. Il cessa de lutter.